CHAPITRE X
Ses doigts se refermèrent sur la crosse du petit radiant pris au chasseur. Sûrement un terrible engin de mort... Il eut alors un sursaut de dégoût. Il était las de se battre. La lettre de Davichaman lui avait rappelé les temps heureux de la paix et du jeu. Tuer des hommes, tuer, tuer. Les Eloans, les marchands d'esclaves ou n’importe qui... c'étaient des humains. Il ne pouvait plus tuer. Même pour défendre sa vie. Même pour défendre Enehidi.
Et puis la jeune Irienne était sans doute tombée aux mains de ses ennemis. Il n'avait aucune chance de la sauver. Trop tard, trop tard.
Ses armes lui faisaient horreur maintenant. Il descendit quelques marches à reculons. Les chiens aboyaient toujours à la surface, mais ne se rapprochaient pas. Ils appelaient leurs maîtres. Il se retourna et dévala l’escalier jusqu’au garage souterrain. Son estomac fut de nouveau secoué par un spasme douloureux, mais il ne put vomir.
D’instinct, il se réfugia dans le bus. Au moment ou il y refermait la porte du véhicule, une flèche s'écrasa contre la tôle. Une grosse flèche d’arc et non un petit carreau empoisonné. Les Eloans tiraient pour tuer. L'obscurité du sous-sol semblait cependant les arrêter. Peut-être attendaient-ils les hommes aux cheveux rouges pour donner l’assaut. Des lumières tremblantes se répandirent au pied de l'escalier. Les Eloans n’osaient pénétrer plus avant dans l'ombre épaisse. Mais ils ne renonceraient pas ainsi. « Je suis assiégé, pensa Lorek. Ils finiront par m’avoir. Si ce n'est eux, ce sera les chasseurs ! » Il s'assit sur la couchette d'Enehidi et prit sa tête dans ses mains.
Assiégé. Pris au piège. Ils l'auraient, d'une façon ou d'une autre. Et Enehidi ? Peut-être leur avait-elle échappé. Où était-elle allée, dans ce cas ? Dieu seul le savait. Et peut-être tenterait-elle de revenir, la nuit tombée. Alors...
Tête levée, il vida sa gourde sur ses lèvres. Quelques gouttes amères descendirent jusqu'à sa langue. Il allait tout simplement mourir de soif dans cette espèce de tombeau !
Une flèche se brisa contre la vitre du minibus. Le choc provoqua une décharge électrique réflexe quelque part dans son corps. De très faible intensité, car ses accumulateurs biologiques étaient au plus bas ; mais cela suffit à le réveiller.
Il donna un bref coup de lampe autour de lui et vit le fusil calorique à ses pieds, sur le plancher du bus. L'arme contenait encore une demi-charge, approximativement. Assez pour... pour ravager dix ares de forêt. Ce qui ne signifiait rien, car il n'y avait pas de forêt à ravager et qu'il ne se servirait jamais du lance-flammes pour brûler des hommes !
Une idée lui vint qui le fit sourire et qu'il faillit rejeter sans l'examiner. A défaut des dix ares de forêt, il y avait dans le garage souterrain une demi-douzaine de véhicules utilitaires divers, tous hors d'usage sans doute : bulldozers, bennes et d'autres que Lorek n'aurait su nommer. De quoi faire une flambée terrifiante et donner aux Eloans l'envie irrésistible de regagner leur foyer... Enfin peut-être : ça valait la peine d'essayer.
Il prit le fusil, le régla à mi-puissance et sortit du bus par la porte qu'il avait forcée et qui se trouvait par chance à l'opposé de l'entrée du sous-sol. Il choisit pour première cible une sorte de camion sur chenilles, trapu, qui avait le double avantage d'être bien visible à cause de sa couleur jaune et de te trouver à proximité de l'escalier. Mais comme les Eloans pouvaient être cachés derrière le véhicule, il envoya d’abord une langue de feu balayer le soi aux environs pour leur laisser le temps de se replier.
Il s'était embusqué contre le capot du bus. Il s’aperçût un peu plus tard qu’il pouvait se poster dessous, entre les roues. Ce qui semblait une position assez sûre. Et le fusil possédait une fourche télescopique de hauteur réglable. Par l’évasement du canon, pulsa un gros trait de feu, enflé de protubérances. Le camion se mit à fondre avec une fumée notre et ocre.
Il cessa le feu un instant, rampa en arrière et chercha une autre position pour attaquer les autres véhicules. Il lui fallait se replier vers le fond du garage, à cause de la chaleur. Il avait remarqué là une salle vide où s‘ouvrait un tunnel malheureusement obstrué après dix ou quinze mètres.
Le souterrain tout entier rougeoyait ; mais la sueur et la fumée obscurcissaient complètement la vue de Lorek qui devait s'essuyer le visage et les yeux à chaque instant. Cinq véhicules sur sept ou huit étaient maintenant réduits à une grosse flaque bouillonnante, d’où émergeaient quelques esquilles de métal chauffé à blanc. Il aurait voulu épargner le bus où se trouvaient son sac et les lambeaux de vêtements laissés par Enehidi. Mais la chaleur était telle que le bus aussi allait subir de gros dommages. Les pneus étaient déjà en train de fondre... L'atmosphère devenait irrespirable. Lorek recula un peu plus. Une boule de feu aveuglante dansait devant ses yeux. Il regretta de n’avoir pas pris ses lunettes de protection. Elles étaient restées dans son sac. En quel état les retrouverait-il ?
L'atmosphère dans le garage devenait irrespirable. Etincelles et débris incandescents retombaient en pluie autour de Lorek et sur lui, le brûlant aux mains et au visage. Il se traînait sur les genoux, comme un robot usé, aux piles quasi vides et aux articulations bloquées. Il s’efforçait de retenir sa toux pour ne pas secouer le fusil calé contre sa hanche. Il résistait de plus en plus difficilement aux spasmes de son estomac et de son diaphragme. Nausée, hoquet... Ses pieds lui semblaient deux pierres rondes. Il se mit debout et se tint les jambes écartées devant la fournaise. Son fusil était déchargé et brûlant. Il le laissa tomber sur le ciment, ce qui fit un bruit énorme.
Sa tête bourdonnait. Il se rendit compte qu'il était en train de s'asphyxier. Les vapeurs de plastique brûlé stagnaient dans le garage et il les respirait depuis plusieurs minutes. Il devait sortir, sortir à tout prix. Le vertige creusait un vaste puits au milieu de sa tête. Il sentit qu'il allait tomber. Il voulut mobiliser ses ultimes réserves d'électricité corporelle. Le mécanisme ne répondait plus.
Il vit le sol monter vers lui, puis s'arrêter. Une douleur fusa le long de sa colonne vertébrale. Plus tard, il s'aperçut qu’il était étendu de tout son long sur le sol, la bouche et les yeux pleins de cendres. Il sentit contre sa cuisse une brûlure assez vive. Le fusil coincé sous son corps... Normalement, l'arme n'aurait pas dû chauffer ainsi. Mais ça n'avait aucune importance : elle ne servirait, selon toute probabilité, plus jamais. Il essaya de basculer sur le côté. Puis il perdit conscience.
— Lorek!
Une voix chantante prononçait son nom. Loin, très loin... au bout du monde. « Lorek... » Une voix si douce. Une voix de source et de lait. Il songea : « Quel rêve fou ! » Une main soyeuse se posa sur son front.
Une main douce, si douce... Trop beau pour être vrai ! se dit-il.
Il ne pouvait pas ouvrir les yeux. Ses paupières étaient collées par un mélange séché de sang, de larmes et de suie. Un peu d'eau fraîche fut versée sur son visage. Il frotta ses yeux mouillés et douloureux. Il put enfin soulever les paupières. Il découvrit alors un visage inconnu, monstrueux, penché sur lui.
— Lorek... vivant ?
La voix avait un accent étranger, sauvage. Seigneur! Il voulut rire et s'arracha un hoquet.
Enehidi! Enehidi, avec les lunettes protectrices qu'il avait lui-même ajustées sur son visage... et un masque de graisse brune qui recouvrait ses traits. Enehidi débarrassée de ses fourrures, à demi nue, une minuscule chemise de cuir fin moulant son buste et une culotte large de deux mains sur les fesses.
Elle répéta, d'un ton satisfait : « Lorek vivant! Lorek vivant !» Il se demanda d'où venait la lumière qui les éclairait ; puis il vit sa lampe posée entre eux, sur le sol.
— Tu vois, dit-il. Je suis là, Enehidi. Oh, merci! Elle versait maintenant l'eau sur ses lèvres, dans sa bouche. Il but avidement, suçant chaque gorgée.
Il aurait voulu saisir la gourde et la vider dans sa gorge ; mais il n'osa pas. Il eut l'impression que la jeune Irienne riait. Difficile de déceler ses réactions, à cause des lunettes et du masque de graisse. Même son odeur était effacée par celle de la graisse, rance et piquante.
Elle lui tendit la main pour l'aider à se lever. Elle était forte et douce, souple, adroite. Il pensa que les exigences de la vie nocturne développaient à l’extrême certaines aptitudes. Elle essayait maintenant de l'entraîner. Il résista. Où voulait-elle aller? il supportait mal de perdre l'initiative. Il pensa à son sac et à ses armes restés dans le bus. La température semblait redevenue presque normale : il pourrait sans doute les récupérer.
A ce moment, elle lui tendit sa gourde. Il la prit, en vida un bon quart. Il se sentit revivre.
— Merci... Enehidi.
Elle hocha la tête comme si elle répétait le mot intérieurement pour mieux le comprendre. Puis elle sourit : « Oui. » Elle ajouta gravement :
— Cheval parti... peur... échappé!
— Peur des Eloans? Est-ce qu'ils sont partis, maintenant ?
— Répéter, demanda-t-elle.
Lorek décomposa sa question en articulant la prima langvo comme il ne l'avait jamais fait de sa vie.
— Partis maintenant, répondit-elle. Très peur feu!
« J'ai réussi ! » pensa Lorek. Enehidi ajouta, sur un ton de profonde satisfaction :
— Plusieurs morts... ici... brûlés!
— Oh non ! fit Lorek.
Il aurait voulu espérer qu'elle se trompait. Ou bien avoir mal compris... Comment était-ce possible ? N’avait-il pas pris toutes les précautions pour effrayer les Eloans sans les toucher ? Il aurait voulu crier son innocence. « Je regrette, je le jure ! » Elle lui tira le bras et il comprit qu'elle voulait lui montrer les corps de leurs ennemis morts. Il secoua la tête : « Non, non... » Elle parut très déçue.
Lorek se rendit compte alors que ses vœux les plus chers se réalisaient tout à coup. Enehidi était revenue; elle lui pardonnait de l'avoir mitraillée et blessée, ou bien elle l'avait oublié. Et finalement, elle faisait de son mieux pour lui proposer une alliance.
Il se rappela alors la lettre de Davichaman, qu'il sortit d'une poche de son faust. La jeune Irienne sourit en plissant son masque de graisse.
— Papier lu ?
— Oui. J'ai lu la lettre du grand sorcier. Mais Paradis 5 n'est plus un bon endroit pour toi. Ni pour moi ni pour personne. Les chasseurs d'esclaves ont tout envahi... On va quand même se débrouiller, je te le promets. On a des armes. Ta tribu sera sauvée, Enehidi. Fais-moi confiance !
— Répéter, dit-elle.
Il soupira. « Bon... » Il lui tendit ses deux mains. Elle offrit ses paumes en échange, après une très légère hésitation. Ils joignirent leurs doigts timidement. Lorek résista à l'envie de se jeter à ses pieds pour étreindre passionnément ses genoux nus. Il se souvint qu'il représentait, face à l’envoyée des primitifs, les Paradisiens et la civilisation... ou ce qui en restait. La civilisation était moribonde. Mieux valait faire semblant de l'ignorer.
Enehidi s'accroupit pour récupérer les fourrures qu’elle avait étalées sur le sol. Mais pourquoi avait-elle... «Oh!» fit-il, comprenant qu'elle s'était dépouillée d'une grande partie de ses vêtements pour lui faire une couche sur le ciment du garage. Il n'osait pas l'aider à se rhabiller. Elle s'emmitoufla avec dextérité en moins d'une minute.
— Merci, dit-il. Je crois que tu m'as sauvé la vie !
— Répéter, pria-t-elle sur un ton patient.
Enehidi trouva rapidement assez de mots pour lui décrire la situation de son clan et de son village. Il décida de l'accompagner à Nomenhir pour aider les Iriens à chasser les Eloans. Il ne doutait pas que ses armes seraient très efficaces. Il avait oublié sa résolution de ne plus jamais tuer d'ennemis. Il essaierait d'épargner les Eloans; mais il n'aurait aucune pitié pour les hommes aux cheveux rouges, les marchands d'esclaves.
Ils remontèrent à la surface. La bourrasque les souffleta dès leur sortie. Ils étaient l'un et l'autre trop faibles pour partir tout de suite. Et, malgré les lunettes de protection, Enehidi n’était pas encore capable de voyager en plein jour. Elle voulut bien le suivre à son ancien refuge, quoique visiblement très effrayée par le puits.
Pour descendre, elle enleva les lunettes, qu’elle rangea avec soin dans une poche sous ses fourrures, et elle s’enveloppa la tête dans un bandeau d'étoffe noire.
Arrivée en bas, elle éclata d'un rire très doux, chantant et presque voluptueux. Puis elle commença à murmurer. Ce fut d'abord un léger bourdonnement d'insecte ; puis le son devint plus grave. Et pour finir, plus aigu, presque un sifflement. Puis elle se tut, esquissa un pas de danse, fit tourner ses mains ouvertes au-dessus de sa tête. « Bien, bien ! » dit-elle. Lorek sourit de cette soudaine exubérance, mais n'en comprit pas la raison.
Elle s'approcha de lui, comme si elle le regardait à travers son bandeau. Elle émit de nouveau quelques notes de son murmure étrange. Lorek hocha la tête. Elle pointa un doigt vers sa gorge.
— Tzan ! fit-elle.
Lorek éteignit sa lampe. Elle enleva son bandeau.
Elle ajusta ses lunettes assez adroitement et se tourna vers Lorek comme pour quêter son approbation. Elle s’y était habituée très vite et les portait avec une aisance étonnante. Elle avait fait comprendre à Lorek que Davichaman, le sorcier, en possédait une paire de semblables, autrefois. Elle s'était amusée à les essayer de nombreuses fois, pendant son enfance.
Les souvenirs de la prima langvo qu'elle avait apprise à cette époque — et ce n'était pas si loin — affluaient peu à peu dans sa mémoire. Elle put bientôt prononcer des phrases entières et comprendre presque tout ce que Lorek lui disait... quand il prenait la peine de bien articuler et de séparer les mots.
Ils passèrent un peu plus de vingt-quatre heures dans leur refuge souterrain. Ils décidèrent d'un commun accord de partir pour le village irien à la tombée de la nuit. Ils marcheraient toute la nuit et peut-être une partie de la journée suivante. Et ils arriveraient la nuit d'après, si tout allait bien.
Lorek crut comprendre que Nomenhir était à vol d'oiseau très proche d'Edenla, mais qu'il fallait faire de longs détours pour éviter les secteurs occupés ou dévastés et piégés par les Eloans. A l'aller, avec son cheval, Enehidi avait fait un détour plus grand encore. Et même en suivant les chemins les plus sûrs, il fallait progresser avec une extrême prudence, à cause des épines empoisonnées que les Eloans semaient absolument partout... Ils devraient aussi se méfier des pièges tout différents placés par les Iriens eux-mêmes. Enehidi n'était pas sûre de les repérer tous assez tôt.
Les Eloans se terraient la nuit ; mais ils lâchaient parfois leurs chiens, dressés à attaquer les hommes et les chevaux.
Le lendemain au milieu du jour, Lorek et Enehidi trouvèrent une grotte au flanc d'une colline et décidèrent de s'y arrêter. Ils dormirent roulés dans leurs fourrures ou leurs couvertures, au bord d'une corniche balayée par un vent furieux, car l'intérieur de la grotte était trop humide. Enehidi s'était allongée à deux mètres de Lorek. Il savait, sans qu’elle le lui eût clairement dit, qu'il ne devait pas l’approcher. Elle faisait entendre son mystérieux murmure qui l'isolait comme... comme un champ de force ! pensa-t-il.
Il dormit mal, s'éveilla plusieurs fois, à de brefs intervalles. Et chaque fois, il entendit le bourdonnement sourd et continu émis par sa compagne. Il comprit qu'elle émettait pendant son sommeil. A force d'attention, il décela de petites différences avec le tzan de veille.
Ce murmure était le signal d'un mécanisme vigilance interne. Il éliminait les bruits parasites de tout ordre et focalisait l'attention, consciente ou inconsciente, sur les bruits éloignés ou anormaux. Ainsi, tout en dormant, Enehidi pouvait percevoir l'approche d'un être vivant, homme ou bête, à plusieurs centaines de mètres.
Persuadé que ce don et cette différence la séparaient un peu plus de lui, Lorek fut accablé. En état tzani, elle devenait tout à fait inaccessible. Mais ne l'était-elle pas toujours ?
Ils reprirent leur marche vers Nomenhir, sous un ciel sans lune.